Portrait Gilles Fert Journal Sud-Ouest 1.10.17

Article écrit par Christian Seguin le 01.10.18 pour Sud-Ouest

Le routard des abeilles

Éleveur de reines en Béarn, Gilles Fert court la planète jusqu’aux zones de guerre depuis trente ans, pour transmettre et défendre les abeilles.

Voyager relève de l’enfance. Les livres font des tours du monde et il leur doit tous ses départs. Quand il quitte son poste de dessinateur industriel au sud d’Alençon, avec son sac à dos, Gilles Fert, 21 ans, sait l’essentiel. On grandit dehors, pas de-dans. Il vient de découvrir, à la fin d’un article du journal « Ouest France », que l’on peut vivre de l’apiculture. Au Canada, entre l’Alberta et le Saskatchewan, un poste d’ouvrier lui apprend ce métier rude, dévastateur pour le dos, mais définitivement lumineux. Son retour en Normandie l’ancre dans la profession, la valise tout près. Sa deuxième expédition vers l’Australie et la Nouvelle-Zélande le spécialise dans l’élevage des reines, dont il devient l’un des pionniers en France. Le livre tiré de cette expérience fondatrice (lire ci-dessous) reste référent.

Le Béarn stratégique

Pourquoi Argagnon, en 1986, canton d’Artix et Pays de Soubestre ? Parce qu’un stage à Tarbes lui inocule le Sud-Ouest. Il ne voit pas le Béarn, mais la terre promise. Une place stratégique, à mi-chemin entre la montagne, la forêt landaise et le Gers cultivé. Les fleurs, l’altitude, climat et microclimats dessinent un royaume des miels monofloraux et de la transhumance des ruches.

Une conjonction tragique va changer la donne. Les essaims des arbres creux, la base de l’abeille française, se volatilisent. Un acarien, le Varroa destructor, les élimine au début des années 1980, au moment où se répandent de nouvelles molécules chimiques agricoles. Son engagement correspond au début du désastre. Ce qui change ? L’environnement tue les pollinisateurs. L’apiculture, jadis empirique, accessible aux amateurs, se transforme en discipline très technique, enseignée dans les lycées, car le recours à l’élevage est inéluctable. Il n’y a plus d’essaims à capturer. 30 % des cheptels d’élevage meurent et l’apiculteur passe son temps à repeupler, en affaiblissant la colonie mère, au détriment de la récolte. Ces dix dernières années résument l’échec permanent. Les pâles évolutions touchent le fléau de la monoculture, pas encore rompue par l’obligation récente des rotations. Elles signalent aussi avec plus d’insistance, dans l’enseignement agricole, le rôle capital de la butineuse. Mais la neutralisation du lobbying des pesticides tient toujours de l’utopie. Leur sur-utilisation persiste, sans que les éleveurs soient consultés sur l’autorisation de mise sur le marché.

A Argagnon, il produit 6 000 reines par an, vierges et fécondées, des cellules royales, expédie du sperme vers l’Amérique du Sud, cultive par insémination artificielle des «étalons». Sa ferme attire le monde (1). Passent ici scientifiques, professionnels, stagiaires français et étrangers, africains notamment.

Le technicien croit beaucoup aux vertus de son sac à dos. L’insecte glorifié depuis Aristote, symbole de la nature vulnérable et étendard de sa protection, s’impose aussi comme un outil contre l’exode sur les territoires dévastés par les conflits et les cataclysmes. Il permet notamment de maintenir des populations en zone rurale. Les agences européennes, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et le ministère français de la Coopération envoient le formateur sur tous les fronts. L’Europe a besoin de miel. Il manque 30 000 tonnes chaque année en France.

LE PASSEUR

GILLES FERT, 60 ans, éleveur de reines, consultant international, a formé de nombreux apiculteurs dans le monde. Il enseigne également en France, et notamment à Saint-Pée-sur-Nivelle, au Pays basque. Présent dans les revues, il est l’auteur de « L’Élevage des reines », réédité depuis trente ans chez Rustica, et coauteur du « Petit Traité Rustica de l’apiculteur débutant », la bible de l’apiculture. Tout ce qu’il publie est écrit désormais avec son fils Paul, lancé sur ses traces.

Du Liban à l’Afghanistan

Il le vérifie : le varroa frappe partout, sauf en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française. Les molécules chimiques inondent la planète, à quelques exceptions près. La Syrie…avant la guerre, où les produits Monsanto demeuraient interdits, au même titre que le Coca-Cola. L’Afghanistan, où ils n’apparaissent pas pour des raisons économiques. La persistance des combats empêche l’agriculture d’évoluer. Il y retrouve les colonies de son enfance et un dynamisme introuvable dans les zones mécanisées. Dans la plaine de la Kâpâssâ, où 54 militaires français ont trouvé la mort entre 2004 et 2012, un interprète l’accompagne et une équipe se tient prête à l’évacuer. «Il suffit, dit-il, de ne pas marcher sur une mine en allant au rucher. »

En Amérique du Sud, où il se sent chez lui, iI abandonne l’auto-stop, devenu périlleux. Il s’installe au Mexique pour développer un artisanat bio sur l’Altiplano. On le voit au Nicaragua, au Pérou, au Chili, en Argentine, en Uruguay, mais aussi à Taïwan, aux Açores, à Madagascar, en Algérie et beaucoup dans la péninsule Ibérique. Parfois, comme tous les routards, il hésite à poursuivre la route. Sienne, en Italie, ou Brisbane, en Australie, le retiennent. La force d’Argagnon, ses six enfants et ses cours le ramènent. Le terreau de sa résistance est ici, même s’il a plus de notoriété à QuintanaRoo, dans le Yucatán, qu’à Pau.

Plus de 32 000 tonnes de miel en 1995, moins de 9 000 en 2016. Dans n’importe quelle production, un tel effondrement exigerait l’état d’ur- gence. Pas dans cette activité très minoritaire de l’agriculture, où 1 500 familles ne pèsent rien en termes électoraux. Une bulle de savon contre les multinationales et les gens qu’elles rétribuent pour communiquer et semer le doute.

Sauvés par la pollinisation

Gilles Fert regrette certaines démissions. « J’en veux aux chasseurs et pêcheurs, dont je suis. Ils constatent la même dégradation mais ne tirent jamais la sonnette d’alarme. En Europe, il n’existe pratiquement plus d’espaces propres. En analysant l’eau d’un lac de montagne, vous trouvez du Lindane, un insecticide interdit dans 50 pays, mais pas en Espagne. 40 % des pulvérisations remontent dans l’atmosphère et retombent avec les pluies. » Reste le voyageur confiant, naturellement tourné vers l’horizon. Au moment où l’apiculture vacille, jamais la substance sucrée n’a connu pareil engouement au sein de la communauté.

On va bientôt poser des ruches dans les sacristies et sous la table du Conseil des ministres. Depuis la vache folle, les consommateurs cherchent des refuges. « Une grosse machine ne s’arrête pas d’un coup. Mais les exploitants agricoles vont devoir s’adapter aux demandes d’un nouveau marché. Ils affrontent le terrible dilemme de vouloir maintenir les traitements en conservant les pollinisateurs dont ils ne peuvent se passer. Sans la pollinisation, nous n’existerions plus. Il nous faut affirmer que nous sommes agriculteurs spécialisés en abeilles, sortir de l’étiquette méprisante d’écolos que l’on nous colle, et continuer la concertation. »

Dans l’école de ses rêves, il y a une cantine bio, un coin de jardin pour les enfants et un temps d’éducation sur la diététique, le pollen, l’équilibre. La présence de Nicolas Hulot le rassure. « J’espère qu’il ne va pas partir. Il y a eu beaucoup de tort fait au dossier global de l’environnement par les intégristes de l’écologie, qui n’ont parlé à personne. » Et puis le passeur a transmis ses savoirs et son goût de l’humanité à l’un de ses fils, Paul, diplômé de Sciences Po, qui vient d’écrire un ouvrage remarquable de précision (2), préfacé par l’astrophysicien Hubert Reeves, sur cet insecte hors normes menacé de tous côtés, à qui nous devons tant.

Gilles Fert a installé un essaim dans la cloison de sa chambre. Trois décennies d’enfumoir lui ont laissé les poumons d’un fumeur. Un masque lui permet de respirer l’air très purifié des ouvrières, où flotte la propolis. C’est le privilège du faiseur de reines, qui refuse d’être un roi. Ils vieilliront ensemble, ici et ailleurs.

(1) www.apicultureaquitaine.fr

(2) «Abeilles, gardiennes de notre avenir», éd. Rustica.

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